Rasheeda BEE &
Champa Devi SHUKLA
Une tragédie prévisible
15 juillet. Un train bondé m’emmène vers Bhopal. Une ville « moyenne » d’un million et demi d’âmes, perdue au milieu de l’Inde. Une ville à l’histoire triste à pleurer, une de ces histoires prévisibles où les hommes sont broyés par l’appât du gain et la négligence.
En 1978, Union Carbide, un géant de la chimie américaine, ouvre une usine de pesticides à Bhopal, anticipant un développement de l’agriculture. L’usine fabrique deux pesticides, le Temik et le Sevin, encore utilisés en agriculture et dans les jardins. Mais la sécheresse sévit et les ventes sont mauvaises. Le personnel qualifié de l'usine est licencié, les frais d'exploitation réduits, les règles de sécurité négligées. Les accidents se multiplient, comme autant d’avertissements : incendie, fuites de gaz toxique…
Dans la nuit du 3 décembre 1984, une cuve mal entretenue explose et laisse échapper 40 tonnes de gaz mortel. Pris de panique, des centaines de milliers de personnes errent dans les ruelles étroites des bidonvilles, cherchant des secours. Le gaz attaque d’abord les yeux, provoquant une cécité provisoire ou définitive, avant de détruire les tissus pulmonaires. Il y aura entre 16 000 et 30 000 morts et plus de 350 000 blessés, dont environ 200 000 garderont des séquelles à vie.
Champa Devi raconte : « À une heure du matin, un voisin est venu… Il nous a dit que si on ne partait pas, on allait mourir. Dès que nous sommes sortis, nos yeux se sont emplis de larmes, nous nous sommes mis à tousser, de la mousse sortait de notre bouche. J’ai senti une douleur insupportable dans la poitrine…. Les enfants se sentaient très mal. Arrivés à l’hôpital Hamidia, nous avons vu des gens qui étaient morts, ils étaient empilés les uns sur les autres comme des sacs de blé. Il n’y avait pas de médecin, personne ne savait quoi faire... Mon fils aîné a eu des douleurs dans la poitrine. Il toussait, il crachait du sang. Le médecin lui a fait passer des radios. Il a dit que mon fils avait des trous dans les poumons a cause du gaz. Il est resté dans cet état presque quatre ans, il prenait des médicaments. Puis il s’est suicidé en avalant du soufre. »
Bhopal continue à tuer
Pendant quatre ans, une bataille juridique occupe Union Carbide, le gouvernement indien et celui des États-Unis. La compagnie est condamnée par une cour indienne à 470 millions de dollars d’indemnités, un peu plus de 1000 dollars par victime, qui sont restés pour l’essentiel aux mains de la bureaucratie indienne. Pendant ce temps, Bhopal continue de tuer. Vingt-cinq ans après, le site n’a pas été décontaminé et Dow Chemical, qui a racheté Union Carbide en 2001, refuse d’endosser la moindre responsabilité. À l'intérieur de l’usine, que les habitants des quartiers voisins traversent chaque jour, des flacons jonchent le sol. Les déchets toxiques enterrés tout autour sont toujours là, les résidus mortels s’infiltrent dans les sols drainés par les moussons. Les habitants n’ont pas été évacués et des dizaines de milliers de personnes boivent une eau polluée. Les survivants continuent de souffrir de cancers, pathologies respiratoires, hypertension, diabète et maladies de peaux. Chaque année, des dizaines d’enfants naissent avec des handicaps mentaux, neurologiques et moteurs.
C’est pour eux que Champa Devi et Rasheeda se battent, malgré leur santé abîmée. Ces deux femmes frêles et pourtant si fortes se sont connues dans une usine où elles avaient créé leur propre syndicat : les syndicats traditionnels, machistes, ne les acceptaient pas. En 1999, elles lancent un procès contre Union Carbide, suivi d’une grève de la faim internationale. Depuis, elles n’ont cessé de se battre pour une meilleure indemnisation des victimes, un accès à de l’eau saine… Avec les 150 000 dollars du prix Goldman, elles ont créé le Chingari Trust, qui tente de soulager les souffrances des victimes. Employés et bénévoles de toutes confessions s’y relaient pour dispenser soins, éducation, séances de kiné… « Nous voulons donner du bonheur à ces enfants pour qu’ils ne soient pas défavorisés. Nous voulons les éduquer. » Elles ont aussi créé un prix annuel, qui récompense d’autres Indiennes qui se battent contre les crimes de grandes sociétés.
Les mots de gratitude de Rasheeda vis-à-vis du prix Goldman résonnent en moi : « On a ainsi reconnu l’existence de Bhopal, de notre lutte… Nous ne sommes pas seuls, le monde est avec nous. » Ainsi, on peut faire quelque chose, la solidarité internationale a un sens, une efficacité. Je le souhaite de toute mon âme. Bhopal est une mémoire dont on ne sort pas indemne. Seule issue : agir, ici ou là, pour que les victimes aient un nom, une vie, un avenir.
Texte © A. Gouyon & S. Viaud
Pays : Inde
Prix Goldman : 2004
Profession : Anciennes ouvrières devenues syndicalistes, fondatrices et co-Présidentes de l’association Chingari trust
Signe particulier : Ont perdu leur santé et la majorité de leur famille dans la tragédie de Bhopal
« Nous ne sommes pas des objets jetables. Nous ne sommes pas des fleurs offertes sur l’autel du profit et du pouvoir. Nous sommes des flammes dansantes, engagées à vaincre la noirceur et à défier ceux qui menacent la planète, la magie et le mystère de la vie. »
Pour les enfants de Bhopal
Un problème :
-Explosion d’une cuve d’isocyanate de méthyle, contamination des sols et des eaux, maladies
-Nombreuses naissances avec des handicaps mentaux et/ou moteurs
Solutions :
-Mise en place de poursuites légales, de grèves de la faim, de marches entre Bhopal et Dehli...
-Ouverture d’un centre de soins et d’éducation pour les enfants et familles touchés par les maladies
-Sensibilisation des populations indiennes où Dow Chemical souhaite s’implanter de nouveau
Extrait du film «Gold Men, Résistants pour la Terre».
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